Une peinture coloniale représentant des femmes en deuil un vendredi au cimetière d’Alger rappelle l’importance historique des pratiques funéraires féminines en Algérie. Aujourd’hui pourtant, un autre visage des croyances occultes sévit dans ces lieux sacrés. Des cimetières algériens sont régulièrement souillés par des rituels de sorcellerie : on y retrouve talismans, poupées ensanglantées, photos perforées ou ossements d’animaux, signes tangibles d’“sihr”.
Ces découvertes ont été diffusées sur les réseaux sociaux (une vidéo d’Oran montrant une poupée enchaînée fait notamment le buzz), déclenchant une vive émotion. Certains journalistes et internautes en ont déduit que les pratiques occultes seraient l’œuvre exclusive des femmes, jusqu’à proposer de leur interdire l’accès aux tombes. Le débat public s’est ainsi cristallisé sur la question de la sorcellerie dans les cimetières et, partant, sur la place des femmes dans ces espaces mortuaires.
En Algérie comme ailleurs au Maghreb, la croyance en la sorcellerie (sihr) est profondément enracinée dans la culture populaire. Elle remonte à l’époque précoloniale, où ces rituels servaient souvent à influencer le destin personnel (mariage, fécondité, réussite économique) en manipulant le surnaturel. Discréditée dans les années 1970 au profit du modernisme, la “magie noire” a repris de l’ampleur face aux crises sociales et économiques contemporaines. Comme le note Naïma Benouaret (El Watan), « la régression aidant, les charlatans de tous bords prolifèrent à la mesure de la demande du marché » et prétendent se substituer à la médecine moderne pour soulager les désespérés.
Les cimetières sont en première ligne de ce regain occulte. De nombreux gardiens constatent que les nécropoles ont été transformées en « laboratoires de charlatanisme » : des tombes entières sont “ravagées” (déchets, bouteilles vides, vêtements souillés) et recouvertes de papiers portant des versets du Coran écrits avec du sang. Ces faits, observés notamment dans les grands cimetières d’Alger, Oran ou Constantine, reflètent une réalité inquiétante : « la sorcellerie dans les cimetières a pris des proportions alarmantes », confie un gardien, avant d’ajouter que ces lieux, « aujourd’hui, sont devenus des lieux de beuverie et de vente de drogue ». Autant de désordres qui nourrissent la défiance et donnent prise aux discours alarmistes.
Dans plusieurs cimetières, des bénévoles de nettoyage ont mis au jour des autels macabres dédiés aux rites occultes. Talismans métalliques gravés de signes mystérieux, poupées piquées d’épingles, fioles d’onguents jaunâtres ou restes d’animaux figurent au palmarès des trouvailles. On a aussi découvert des rouleaux de papier inscrits de mots maléfiques, parfois glissés sous la terre ou dissimulés dans les habits des défunts. Les matières utilisées sont frappantes : clous rouillés, dents et cheveux extraits des corps, chiffons imbibés de sang (parfois des sang menstruel sur des serviettes hygiéniques)… Toutes visent à composer des sorts (“ksiir” en arabe dialectal) : « certains cachent des bouts de papiers écrits avec du sang, ou bien une cuillère à soupe », relate une habitante d’Alger, indignée, quand d’autres « posent même des “talismans” enroulés autour d’un os enfoui dans une tombe ».
Leurs victimes désignées sont souvent nommées par des photos percées ou ligotées, scellées sous les tombes. Parfois, comme l’a constaté un autre témoin, des cadenas bouclent les images des “malheureux” sur des grilles, et même des chaussures ou des bavoirs d’enfant gisent dans la terre.
Toutes ces pratiques profanent la quiétude des morts et révulsent l’opinion. Le phénomène n’est pas qu’algérien : en Tunisie, par exemple, on a vu naître des « brigades anti-magie noire » qui parcourent les cimetières à la recherche de tels objets maléfiques (cadenas, poupées, dépouilles d’animaux) à brûler publiquement. Au Maroc aussi, des affaires analogues ont éclaté : à Tanger en 2024, la police a arrêté une sexagénaire en flagrant délit de sorcellerie dans un cimetière (elle s’apprêtait à sacrifier un chat); à Salé en 2020, deux femmes ont été interpellées alors qu’elles tentaient de profaner une tombe pour y déposer des plaques gravées de signes mystiques; et, plus dramatique, une mère marocaine a été surprise en train d’exhumer le corps de son propre enfant pour préparer un rituel de fécondité.
Traditionnellement, la sorcellerie est associée au monde féminin : en dialecte maghrébin, on parle de maal en-nisa (« affaire de femmes »). Le sens commun prêtait autrefois aux femmes le pouvoir de lancer ou de lever des sorts, comme un moyen de préserver le rang social ou familial face à l’adversité. Aujourd’hui encore, certains spécialistes de l’exorcisme (les hojas) affirment que les femmes sont les principales concernées : jalouses, inquiets de perdre un amour, elles viendraient plus volontiers recourir à la magie noire pour « faire tomber » leur mari ou nuire à une rivale. Ces propos alimentent l’idée fausse que les endeuillées seraient naturellement suspectes.
Mais cette vision est vivement contestée. Plusieurs sociologues et féministes rappellent que les hommes eux aussi consultent des charlatans et pratiquent la sorcellerie, et qu’il n’existe aucune étude sérieuse démontrant que les femmes en seraient majoritairement responsables. Sur les réseaux sociaux, des internautes ont fustigé le préjugé : « Quand on interdit aux femmes de prier dans les mosquées, de pleurer sur les tombes ou de respirer sans permission… à quand l’interdiction de vivre ? ».
De fait, les témoignages (souvent anonymes) recueillis lors des campagnes de nettoyage montrent que les auteurs de profanations peuvent être des hommes ou des femmes, et que les motivations sont variées (jalousie, appartenance clanique, appât du gain), sans qu’aucun indice sérieux n’accable spécifiquement les endeuillées.
Face à ces débats, diverses autorités religieuses et experts sont intervenus. Le ministère des Affaires religieuses a rappelé qu’« en Islam, la sorcellerie est strictement interdite » et a appelé les fidèles à protéger les cimetières. Dans son prêche du vendredi, un imam a martelé que « pratiquer la sorcellerie, c’est tuer, sans aucune justification, un être cher ». Cheikh Ali Aya, imam de la grande mosquée d’Alger, insiste sur la gravité du geste : « La sorcellerie est une très grave pratique […] absolument il faut l’éradiquer par tous les moyens » et recommande aux victimes de déposer plainte contre les auteurs présumés. Il plaide aussi pour une meilleure surveillance des nécropoles, avec gardiennage quotidien et clôtures, afin de dissuader les intrusions satanistes.
Du côté des intellectuels, le constat est moins alarmiste qu’on ne pourrait le croire. Dans les médias marocains, par exemple, Khouloud Sbai (professeure de psychologie sociale) observe que « la magie et la sorcellerie sont des phénomènes sociaux profondément enracinés » qui répondent à des besoins émotionnels profonds (loyauté, peur, vengeance). Elle note que les réseaux sociaux « rendent visibles » ces pratiques, contribuant paradoxalement à sensibiliser la population à leurs dangers. Pour Mustapha Siali, professeur de psychologie sociale au Maroc, la lutte contre la sorcellerie passera par l’éducation des jeunes aux sciences et à l’esprit critique : la répression légale ayant montré ses limites, il faut « une volonté étatique réelle pour éradiquer ces croyances archaïques » dans un pays dont l’État assume l’Islam comme religion officielle.
Des militantes et intellectuelles algériennes ont également pris la parole. Elles relèvent que le phénomène des cimetières magiques n’est qu’un symptôme d’un malaise social plus large. Les inégalités de genre et les traditions patriarcales sont souvent pointées du doigt : derrière l’idée d’interdire l’accès aux tombes aux femmes, elles dénoncent un « retour en arrière dangereux » dans la quête d’égalité. Elles soulignent que la vraie priorité pour beaucoup de citoyens serait de sécuriser ces lieux publics (éclairage, agents de cimetière, justice pénale) plutôt que de diaboliser les endeuillées.
Sur le plan légal, la loi algérienne n’a rien prévu de spécifique quant à l’interdiction pour les femmes de fréquenter les mosquées ou les cimetières. En revanche, le Code pénal sanctionne clairement la sorcellerie. Déjà l’ordonnance du 8 juin 1966 interdisait ces pratiques, et la loi du 28 avril 2024 a renforcé les sanctions : l’article 303 bis 42 punit de trois ans d’emprisonnement et d’amende tout acte magique causant trouble ou escroquerie, montant à sept ans si un préjudice grave est établi.
Ces dispositions n’évoquent jamais le genre des auteurs ou des victimes. Aucun texte algérien n’inclut de clause discriminatoire autorisant l’exclusion des femmes des lieux sacrés – au contraire, l’Algérie affirme l’égalité devant la loi. En résumé, « la loi n’autorise pas l’exclusion des femmes » : en droit, rien ne permet de leur interdire l’accès à un cimetière ou de leur refuser la prière funéraire.
Les révélations de sorcellerie nécrophile ont provoqué de vifs remous. Dans plusieurs villes, les réseaux associatifs ont réagi en nettoyant les cimetières. À Oran, par exemple, des bénévoles ont collecté des dizaines d’objets occultes lors de campagnes de « nettoyage des cimetières », de talismans enroulés à un morceau de papier sanglant aux poupées étranges. Chaque fois, les trouvailles alimentent un climat de peur et de colère : internautes et journalistes publient photos et vidéos des reliques maléfiques, entraînant une spirale virale d’indignation. Face à cette onde de choc, certains responsables locaux envisagent de renforcer la sécurité – caméras de surveillance, agents municipaux – et d’organiser les visites (heures d’ouverture, gardiennage) afin de dissuader les intrus.
Dans l’opinion publique, la controverse a pris une tournure idéologique. Une minorité d’imams et de laïcs conservateurs a appelé à interdire les femmes de se rendre aux tombes, arguant (sans preuve scientifique) que celles-ci seraient les « principales actrices » de la magie noire. Mais beaucoup d’Algériens rejettent ce raisonnement. Comme le souligne une internaute, ce serait absurde : « la responsabilité est individuelle, pas liée au genre. C’est insultant pour toutes les femmes qui vont au cimetière avec respect » (sur Facebook). D’autres rappellent avec humour que si l’on suivait cette logique, il faudrait bientôt leur interdire même de prier au marché ou d’acheter une baguette. Les critiques appellent plutôt à punir tous les profanateurs – hommes ou femmes – et à combattre les réseaux de charlatans qui prospèrent sur la toile.
À l’échelle maghrébine, l’observation est semblable : le recours à la sorcellerie funéraire existe tant au Maroc qu’en Tunisie. Au Maroc, les médias rapportent que la police judiciaire arrête régulièrement des groupes de femmes en pleine profanation rituelle. Outre les cas de Tanger et Salé mentionnés plus haut, des procès récents ont jugé à Rabat des bandes féminines spécialisées dans les invocations magiques au cimetière. Les motivations cités sont variées : désirs de vengeance, passion mal placée ou encore mal-être (une mère clamait vouloir soigner sa stérilité en déterrant son nourrisson). Ces mouvements citoyens expriment une préoccupation comparable : la conviction que la magie noire, associée à la souffrance sociale, nuit au bien commun.
En somme, les trois pays du Maghreb font face à des défis similaires : comment concilier les pratiques traditionnelles – qu’elles s’inspirent de l’islam, du folklore ou d’anciens syncrétismes – avec l’État de droit et les droits individuels? Les législations religieuses officielles réprouvent unanimement la sorcellerie, mais culturellement les populations y restent sensibles, surtout en période de crise.
Au-delà de la peur qu’elle suscite, l’affaire révèle un paradoxe : les cimetières, lieux de deuil et de mémoire, sont devenus le terrain d’une lutte idéologique pour la modernité et l’égalité. D’un côté, les autorités appellent à la vigilance – surveillance renforcée, plaintes légales contre les profanateurs – afin de préserver la dignité des morts. De l’autre, de nombreuses voix citoyennes redoutent une dérive répressive et sexiste : pour elles, « l’essentiel est d’appliquer la loi et de restaurer la sécurité, pas de diaboliser les femmes ». Au terme de ce long parcours entre croyances et légalité, c’est finalement un enjeu fondamental qui surgit : comment traverser ensemble les crises de notre temps sans sombrer dans la superstition ni sacrifier l’égalité et les libertés individuelles ? La réponse devra sans doute se construire autant par l’éducation et la justice que par le dialogue entre traditions religieuses et valeurs républicaines.
Derrière l’essor des pratiques occultes en Algérie, se cache une société en perte de repères, entre détresse émotionnelle et vide institutionnel.... Lire l'article
À quelques jours de la fête des mères, nous avons souhaité évoquer la figure de la mère vieillissante, et le rôle que sa fille ou ses enfants peuvent jouer pour l'accompagner avec ... Lire l'article
Les influenceuses algériennes payent cher leur notoriété. Quand la justice algérienne ferme les comptes… et les portes de la cellule !... Lire l'article
Quand la sorcellerie sert de prétexte à l’exclusion : en Algérie, les femmes sont tenues à l’écart des cimetières, au nom de croyances occultes.... Lire l'article
Kaylia Nemour quitte Avoine‑Beaumont après son sacre olympique à Paris 2024. Un tournant stratégique pour viser les Jeux de Los Angeles 2028.... Lire l'article
L'avortement clandestin en Algérie tue en silence. Témoignages, chiffres et appels à une réforme urgente pour protéger les femmes les plus vulnérables.... Lire l'article
La littérature ne doit pas renoncer à ses ailes — mais où elle ne peut pas non plus ignorer les empreintes sur lesquelles elle marche. ... Lire l'article
Accusée à tort de sorcellerie, une femme en niqab a été lynchée en pleine rue en Algérie. Une scène glaçante révélatrice d’une peur irrationnelle.... Lire l'article