Filter




home / societe / actu

Saâda Arbane vs Kamel Daoud : quand une voix réelle accuse la fiction de trahison

La littérature ne doit pas renoncer à ses ailes — mais où elle ne peut pas non plus ignorer les empreintes sur lesquelles elle marche.

saada-arbane-kamel-daoud-affaire-litteraire-denonciation-fiction
© AFP



Elle s’appelle Saâda Arbane, et depuis quelques mois, sa parole trouble le calme littéraire. Cette femme algérienne, inconnue du grand public, affirme que sa vie aurait été « volée » pour nourrir un roman signé par l’un des écrivains les plus médiatisés d’Algérie : Kamel Daoud. Le ton est grave, la blessure profonde. Elle ne cherche pas la lumière, dit-elle, mais la reconnaissance de son vécu, confisqué selon elle sans son accord.

Les faits : une inspiration jugée abusive

Saâda Arbane rapporte avoir confié, non à Kamel Daoud mais à sa femme, la psychiatre Aïcha Dahdouh, des pans entiers de son histoire : son exil, la guerre, l’humiliation, les luttes qu’a engagées son corps. Elle affirme aujourd’hui que ces confidences, faites en thérapie, ont été reprises – bien que travesties – dans "Houris". Aucun nom n’est cité, mais elle ne doute pas :

Ce sont mes mots, mes douleurs, mes détails.

Une affaire judiciaire aux implications éthiques majeures

Des plaintes ont été déposées à la fois en Algérie et en France contre Kamel Daoud et son épouse. En Algérie, Saâda Arbane accuse la psychiatre Aïcha Dahdouh d'avoir violé le secret médical en transmettant à son mari des informations confidentielles issues de leurs séances de thérapie. Elle reproche également à l'écrivain d'avoir utilisé son histoire personnelle sans consentement, en violation de la loi sur la réconciliation nationale. En France, une procédure pour atteinte à la vie privée est en cours, ainsi qu'une plainte pour diffamation. Ces actions judiciaires soulèvent des questions éthiques profondes sur les limites de l'inspiration littéraire et le respect de l'intimité des personnes ayant vécu des traumatismes.

Le droit à la fiction, le droit au respect

Les soutiens de Saâda Arbane insistent : ce n’est pas d’argent qu’elle réclame, mais une reconnaissance humaine et symbolique. Ce qu’elle demande, c’est le droit de ne pas être réduite à une silhouette littéraire. Elle veut qu’on admette que ses douleurs, ses cicatrices, ses mots, ont été utilisés sans son consentement, même s’ils ont été transformés par le prisme de la fiction.

Face à elle, les défenseurs de Kamel Daoud invoquent le droit sacré de la littérature à s’inspirer du réel, à transfigurer l’expérience humaine sans avoir à rendre de comptes. Ils rappellent que toute œuvre est un arrangement subjectif, un mélange de vérités et d’imaginaire, et qu’imposer des limites trop strictes reviendrait à museler la création.

Cette affaire met en lumière une ligne de faille contemporaine : celle qui sépare l’œuvre inspirée de l’œuvre captatrice. Où commence l’appropriation ? À partir de quel seuil le matériau intime devient-il propriété partagée ou détournée ? Dans une époque marquée par la conscience accrue des droits individuels, notamment ceux des personnes marginalisées ou blessées, le débat n’est plus purement esthétique.

Peut-on, au nom de la liberté artistique, réutiliser une histoire vécue, une parole confiée dans un cadre thérapeutique, sans en altérer profondément le lien de confiance ? L’éthique, ici, se heurte aux prérogatives de la fiction. Ce n’est plus seulement une question d’inspiration : c’est une question de responsabilité.

Derrière ce duel entre un écrivain reconnu et une femme longtemps silencieuse se joue aussi une lutte symbolique : celle de la parole des survivantes, souvent réduite à une matière littéraire, rarement restituée dans sa complexité ou dans sa source. Qui détient le droit de raconter une vie ? Et surtout, à qui revient le droit d’en porter la mémoire ? À l’heure où les récits de femmes, longtemps tus, émergent enfin, leur reprise par des voix masculines – fussent-elles talentueuses – devient un sujet de société.


Réaction de l’auteur : entre défense littéraire et déni catégorique

Face aux accusations de Saâda Arbane, Kamel Daoud a fini par sortir de son silence pour défendre son œuvre. Dans plusieurs interviews, notamment sur France Inter, l’auteur affirme que son roman "Houris" n’a « rien à voir avec cette femme-là », rejetant toute identification directe entre la plaignante et le personnage central du livre. Il insiste sur le fait que son œuvre est une fiction construite à partir de récits multiples, nourrie de témoignages divers, et non le récit déguisé d’une personne en particulier.

Loin de reconnaître une quelconque appropriation, Kamel Daoud dénonce une « campagne médiatique » visant à salir son nom et à restreindre la liberté de création. Il suggère même que l’affaire serait instrumentalisée par certains courants politiques, en Algérie comme en France, pour l’atteindre personnellement. Son éditeur, Gallimard, a publiquement pris sa défense, évoquant une tentative de censure sur fond de confusion entre fiction et autobiographie.

En Algérie, toute œuvre qui revisite la décennie noire s’expose à des poursuites au nom de la Charte pour la réconciliation nationale. C’est ce que plusieurs associations reprochent à Kamel Daoud : Houris relaterait, à peine voilée, l’histoire d’une survivante égorgée par les terroristes. Soutenue par des collectifs de victimes, Saâda Arbane dénonce une appropriation de son vécu et une violation de la loi.

Ce positionnement ouvre un débat délicat : où s’arrête la liberté littéraire, et où commence la responsabilité éthique ? Si un auteur peut s’inspirer du réel, la réutilisation d’un vécu personnel confié dans un cadre thérapeutique pose des questions fondamentales de consentement, d’intimité et de pouvoir symbolique. En affirmant que le roman relève d’un « imaginaire collectif », Daoud revendique un droit à la fiction totale. Mais cette défense littéraire achoppe sur un fait : pour Saâda Arbane et ses soutiens, ce qui a été pris n’est pas une idée, mais une vie. Une mémoire charnelle, intime, dont l’écho romanesque ravive la blessure au lieu de la sublimer.



Le paradoxe de la dénonciation : dire pour ne pas être dite

Dans cette affaire, un paradoxe bouleversant émerge : Saâda Arbane dénonce l’appropriation de son histoire, qu’elle voulait secrète, mais en le faisant, elle se dévoile. Celle qui voulait protéger son anonymat, préserver son intimité, est aujourd’hui propulsée malgré elle au cœur du débat public. À travers sa plainte, elle donne précisément à son récit une visibilité qu’elle reprochait à l’écrivain d’avoir volée.

Cette situation révèle toute la complexité du droit à l’effacement dans un monde saturé de narration. Peut-on réclamer l’invisibilité et, en même temps, demander justice ? En se nommant, Saâda tente de reprendre la maîtrise de son récit. Elle ne veut pas être un personnage, elle veut redevenir sujet. Et peut-être, paradoxalement, que la seule façon d’échapper à la fiction était de se confronter à elle frontalement, en sortant de l’ombre.

Ce geste révèle aussi une asymétrie fondamentale : celle du pouvoir de dire. L’écrivain, fort de sa légitimité artistique et médiatique, peut transformer une douleur en œuvre. La survivante, elle, ne détient que sa parole nue. Dénoncer, c’est revendiquer un droit d’auteur moral sur son propre vécu, mais c’est aussi s’exposer à une nouvelle violence : celle du doute public, du soupçon d’opportunisme, ou du jugement.

Ce dilemme tragique rappelle qu’au-delà de la fiction, il y a des êtres. Et qu’en littérature comme en justice, raconter n’est jamais neutre. Ce n’est pas seulement une question de style, mais de responsabilité.

Écouter avant de juger

Au-delà des débats juridiques, littéraires ou politiques, il reste une réalité brute : Saâda Arbane est une survivante. À l’âge de cinq ans, elle a été égorgée, laissée pour morte, tandis que sa famille entière — ses parents, ses proches — était massacrée sous ses yeux. Elle porte encore aujourd’hui les cicatrices physiques et psychiques de cette tragédie, l’une des innombrables violences de la décennie noire que l’Algérie n’a jamais vraiment osé regarder en face.

Face à une œuvre qui, selon elle, réactive ce passé sans son consentement, elle ne réclame ni vengeance ni indemnisation. Elle réclame simplement d’être reconnue. D’être entendue. Non plus comme une figure floue derrière un personnage de fiction, mais comme une femme réelle, avec une mémoire, une histoire, une douleur.

Peut-être que, dans ce vacarme autour de la liberté d’expression et des droits de l’auteur, le plus urgent est d’apprendre à écouter. À écouter une victime dont la seule revendication est, au fond, de retrouver un peu de dignité.



Dans la même rubrique ...

Les réseaux sociaux sous haute surveillance : quand la justice rattrape les influenceuses algériennes

Les réseaux sociaux sous haute surveillance : quand la justice rattrape les influenceuses algériennes

Les influenceuses algériennes payent cher leur notoriété. Quand la justice algérienne ferme les comptes… et les portes de la cellule !... Lire l'article

Kaylia Nemour tourne la page d’Avoine‑Beaumont pour préparer Paris 2028

Kaylia Nemour tourne la page d’Avoine‑Beaumont pour préparer Paris 2028

Kaylia Nemour quitte Avoine‑Beaumont après son sacre olympique à Paris 2024. Un tournant stratégique pour viser les Jeux de Los Angeles 2028.... Lire l'article

Sorcellerie dans les cimetières : et si on interdisait… les femmes ?

Sorcellerie dans les cimetières : et si on interdisait… les femmes ?

Quand la sorcellerie sert de prétexte à l’exclusion : en Algérie, les femmes sont tenues à l’écart des cimetières, au nom de croyances occultes.... Lire l'article

Quand les filles prennent soin de leurs mères âgées : récits de dévouement et d’amour en Algérie

Quand les filles prennent soin de leurs mères âgées : récits de dévouement et d’amour en Algérie

À quelques jours de la fête des mères, nous avons souhaité évoquer la figure de la mère vieillissante, et le rôle que sa fille ou ses enfants peuvent jouer pour l'accompagner avec ... Lire l'article

Quand le désespoir mène aux charlatans : le recours à la sorcellerie en Algérie, miroir d’un malaise social

Quand le désespoir mène aux charlatans : le recours à la sorcellerie en Algérie, miroir d’un malaise social

Derrière l’essor des pratiques occultes en Algérie, se cache une société en perte de repères, entre détresse émotionnelle et vide institutionnel.... Lire l'article

Sorcellerie au cimetière : rites occultes et stigmatisation des femmes en Algérie

Sorcellerie au cimetière : rites occultes et stigmatisation des femmes en Algérie

... Lire l'article

Avortement clandestin en Algérie : un fléau silencieux aux conséquences tragiques

Avortement clandestin en Algérie : un fléau silencieux aux conséquences tragiques

L'avortement clandestin en Algérie tue en silence. Témoignages, chiffres et appels à une réforme urgente pour protéger les femmes les plus vulnérables.... Lire l'article

El-Eulma : une femme en niqab sauvagement agressée, accusée à tort de sorcellerie

El-Eulma : une femme en niqab sauvagement agressée, accusée à tort de sorcellerie

Accusée à tort de sorcellerie, une femme en niqab a été lynchée en pleine rue en Algérie. Une scène glaçante révélatrice d’une peur irrationnelle.... Lire l'article