Dans l’univers de la mode algérienne, un nom s’impose avec élégance et force depuis plus d’un demi-siècle : Yasmina Chellali. Fondatrice de la première maison de couture du pays, elle incarne à elle seule toute une vision — celle d’une femme artiste, guidée par une passion indéfectible et une exigence presque mystique. Créatrice reconnue, figure emblématique, Yasmina aurait pu se reposer sur sa gloire. Mais elle reste, malgré tout, traversée par un doute créatif qui la pousse toujours à aller plus loin, plus juste, plus beau.
Chapitre I : Aux racines d’un destin : Paris, années 1950
Le destin de Yasmina Chellali ne s’ancre pas d’emblée sur les terres algériennes, mais dans le tumulte élégant de Paris. Elle a tout juste 17 ans lorsqu’elle entame, dans une capitale en effervescence, une formation artistique. À une époque où l’Algérie vit encore sous domination coloniale, la jeune femme se fraye un chemin dans l’élite de la mode française. Son talent la propulse rapidement auprès du grand Jacques Esterel, pionnier de la « couture spectacle » et de la boutique de prêt-à-porter haut de gamme. En quelques mois, Yasmina devient son assistante styliste, un exploit rarissime dans un univers aussi codé.
Le Saint-Germain-des-Prés des années 60 marque profondément sa sensibilité. Entre élégance occidentale et héritage oriental, elle apprend à composer, à mélanger, à innover. Égérie d’Esterel, elle devient aussi mannequin, imposant sa silhouette et son style dans un monde qui valorise alors des canons très stricts. À cette époque déjà, elle ose : une robe en tissu vichy — matière réservée aux nappes — devient l’un de ses premiers succès. Yasmina expérimente, bouscule, invente.
Chapitre II : Le retour à la terre — Alger, en pleine guerre
En 1960, Yasmina rentre dans une Algérie encore en lutte. Elle y retrouve une terre en feu, mais aussi une culture en éveil. En 1964, elle fonde sa propre maison de couture, un acte à la fois audacieux et profondément politique. Un an plus tard, elle organise le tout premier défilé de mode du pays. C’est un événement historique : les mannequins algériennes défilent en karakous brodés, en robes sahariennes réinterprétées, en sarouels modernisés… La tradition, chez Yasmina, n’est jamais figée. Elle est vivante, mobile, en dialogue constant avec le monde.
La presse ne reste pas indifférente : certains saluent l’audace, d’autres s’interrogent. Mais une chose est sûre, Yasmina dérange, et surtout, elle ouvre la voie.
Chapitre III : L’élégance comme résistance
Les années passent, et les épreuves s’enchaînent. L’instabilité sociale, les pénuries, le manque de main-d’œuvre qualifiée, rien ne freine la créatrice. Même durant les heures sombres de la décennie noire, elle continue. En 1990, elle organise un défilé à la Maison de la presse, bravant les risques. Car pour elle, la mode est un acte de résistance. Elle forme sans relâche de nouvelles équipes, conscientes qu’à tout moment, la vie peut les rappeler à d’autres priorités.
Et pourtant, malgré son engagement, Yasmina peine à recevoir la reconnaissance médiatique qu’elle mérite :
« En France, la mode est portée par la presse. Chez nous, elle est souvent ignorée. Pourtant, la mode est une forme d’art à part entière.»
Chapitre IV : Une signature stylistique entre rigueur et poésie
Le style Chellali, c’est une ligne claire, une esthétique maîtrisée, une élégance sans provocation. Elle crée pour la femme algérienne en respectant ses valeurs, sa pudeur, son histoire. Elle redonne vie au badroune, au sarouel, à la robe saharienne. Elle compose des silhouettes aériennes, sculptées dans le tissu, enrichies de broderies subtiles.
Yasmina ne cède pas à la facilité :
« Il m’est arrivé de refuser d’habiller certaines femmes. Pour moi, la beauté réside avant tout dans la bonté. »
Son approche de la couture est presque spirituelle, empreinte d’une noblesse discrète.
Chapitre V : L’internationale algérienne
L’année 2003 marque un tournant. Yasmina Chellali est invitée à présenter ses créations au Carrousel du Louvre, à Paris. Sur un podium recouvert de sable rouge de Timimoun, les mannequins défilent au son de musiques mêlant chants traditionnels algériens et airs français. La robe de mariée, portée avec majesté au son de la zorna, bouleverse le public. Ce moment, intense, symbolise l’union de toutes les facettes de l’identité algérienne. L’art de Yasmina atteint alors sa pleine dimension universelle.
Chapitre VI : Une mémoire vivante, un legs d’avenir
Aujourd’hui encore, Yasmina Chellali continue d’incarner l’élégance à l’algérienne. Son regard artistique reste enraciné dans la tradition, mais résolument tourné vers l’avenir. Dans chacune de ses créations, elle raconte une histoire, une émotion, une part d’Algérie. Sa palette de couleurs, inspirée des paysages du pays comme les dunes du Sahara, les bâtisses de Timimoun ou le bleu de la mer méditerranée, témoigne de son amour profond pour cette terre.
En 50 ans de carrière, Yasmina Chellali n’a pas simplement habillé des femmes. Elle leur a offert une voix, un ancrage, une dignité portée en couture. Elle est bien plus qu’une styliste : elle est une passeuse de mémoire, une bâtisseuse de beauté.