Parfois, les plus grandes histoires d'amour ne naissent pas dans les palais, mais dans le sable. Pas dans les romans, mais dans les regards. Celle de Hiziya et Saïd, contée dans les murmures du vent de Sidi Khaled, à la lisière du désert algérien, est de celles qui traversent les siècles comme des incantations à la fidélité, à la perte, et à la beauté brute de l’amour bédouin.
Hiziya Bent Ahmed Ben El Bey était la fille d’un puissant notable de la tribu Douaouda, à Sidi Khaled, dans les Zibans. Dans ce village où les dattiers se dressaient fièrement contre la rudesse du ciel, elle était connue pour sa beauté saisissante. On disait qu’elle marchait comme une gazelle, droite comme un palmier, et que ses yeux noirs tenaient la promesse de mille poèmes. Des prétendants venaient de loin pour tenter leur chance, offrant dots et promesses, mais aucun ne parvenait à détourner son cœur. Car ce cœur, elle l’avait déjà offert, en silence, à un homme qu’elle connaissait depuis l’enfance : Saïd.
Saïd n’était pas né noble. Orphelin, il fut recueilli par le père de Hiziya et élevé comme un fils. Il devint un homme fier, un cavalier respecté, un homme au regard doux et aux gestes francs. Il savait lire les étoiles, dompter les chevaux, réciter les vers. Il était tout ce que Hiziya attendait du monde. Et elle était tout ce qu’il n’osait rêver d’aimer.
Leur amour était sincère mais discret. Ils se parlaient avec les yeux, s’aimaient dans les silences, à l’ombre des palmiers. Lorsque vint le temps, contre toute attente, le père de Hiziya accepta leur union.
On dit qu’il devina leur passion et fut touché par la noblesse de cœur de Saïd. Le mariage se prépara comme une fête du ciel : fantasias, youyous, bijoux en or et trousseaux somptueux. Hiziya, parée d'un caftan brodé de fils d’argent, brillait de mille éclats. Elle allait enfin appartenir à celui que son âme avait choisi depuis l’enfance.
Les jeunes mariés partirent quelques semaines plus tard pour un voyage dans les Hauts-Plateaux, une sorte de lune de miel nomade. Sur la route du retour, ils s’arrêtent à Oued Tell, pour se reposer avant de rejoindre leur village. C’est là, au milieu du sable et du vent, que tout bascule. Hiziya s’effondre. Un mal inconnu la saisit. On tente de la réveiller, de la faire boire, de prier, mais rien n’y fait. Elle ferme les yeux. Son dernier souffle est une caresse sur la main de Saïd.
Elle n'avait que 23 ans.
Saïd, anéanti, la ramène à Sidi Khaled. Il enterre son amour dans le silence d’un cimetière tribal, et avec elle, une part de lui-même. Chaque nuit, il veille sur sa tombe. Chaque jour, il pleure. Il ne parle plus. Il ne rit plus. Il est vivant, mais à moitié. Sa peine est telle que le poète Mohamed Ben Guittoun, ami et homme de lettres, bouleversé par la douleur de Saïd, lui propose de coucher sur le papier cet amour brisé.
C’est ainsi qu’en 1878 naît une élégie, un chef-d’œuvre de la poésie populaire algérienne, écrite en arabe dialectal, devenue chant bédouin porté par Ould Seghir, puis par tant d'autres : Abdelhamid Ababsa, Rabah Deriassa, Ahmed Khelifi. Le poème débute par ces vers déchirants :
Amis, consolez-moi ; je viens de perdre
La Reine des belles. Elle repose sous terre.
Un feu ardent brûle en moi !
Ma souffrance est extrême. Mon cœur s'en est allé
Avec la svelte Hiziya.
La beauté du texte, sa mélancolie, sa sincérité font qu’il se transmet de mère en fille, de griot en griot. L’histoire se mêle à la légende. Certains racontent que Saïd, aveuglé par la poussière, tua Hiziya par erreur en la prenant pour un ennemi. D’autres disent qu’un caïd jaloux attaqua son cortège nuptial. Mais peu importe la version. Ce qui reste, c’est l’essence : un amour trop pur pour ce monde.
Le tombeau de Hiziya est encore là, à Sidi Khaled. Les femmes y viennent pleurer leurs propres douleurs. Les amoureux y laissent des fleurs. Les poètes s’y recueillent. Et dans les mariages, parfois, on entend encore les vers de Ben Guittoun, murmurés comme une promesse : celle d’un amour qui ne meurt jamais.
Hiziya n’est pas une fiction. Elle a vécu, elle a aimé, elle est morte. Mais elle vit encore, dans les chants, dans les cœurs, dans le souffle même du désert. Et Saïd, lui, a offert au monde une preuve que même la perte peut être un acte d’amour, lorsqu’elle devient poésie.
Cent cinquante ans plus tard, leur histoire continue de faire battre les cœurs. Elle nous rappelle que l’amour, le vrai, ne se définit pas par la durée, mais par l’intensité. Et que parfois, le sable conserve mieux la mémoire que le marbre.
Hiziya, la gazelle du désert. Saïd, le poète éploré. Deux noms, deux souffles, deux vies unies dans la légende. Pour toujours.